Un souffle de vieLe nuage se dissipe dans le ciel, laissant filtrer un rayon lunaire blafard, pâle lueur dans l’enfer d’une vie. La pauvre lumière file s’accrocher à une perle de tristesse, noyée dans un océan noir déchaîné. Elle prend son envol et va s’écraser sur la dalle froide dans un claquement sinistre, un bruit de coup de feu. Ce bruit résonne longtemps dans la tête de la jeune fille, faisant remonter le chagrin difficilement contenu. Chétive créature dans la vorace obscurité de la nuit. Fragile bout de vie plongée dans un puit de détresse insondable. Et cette détresse la noie peu à peu. Elle se noie et elle n’a plus personne à qui se raccrocher. L’amour s’en est allé, laissant seulement derrière lui un dernier bouquet, un mot d’adieu et des larmes plein les yeux. Une blessure au cœur béante d’où jaillit l’insupportable question. Doit-elle continuer à vivre ? Elle se pose cette question alors qu’elle n’a même pas quinze ans. A quoi sert-il de vivre après un tel événement ? Un tel échec ? Un tel supplice ? Y aura-t-il suffisamment de joies dans sa vie pour en compenser les malheurs ? Elle en doute. Et ses amies qui lui avaient dit qu’elle devrait se réjouir. « Il se droguait ! » répétait-elle inlassablement. « C’était un salaud ! » remâchait-elle indéfiniment. Dans le ciel, le nuage revient cacher l’astre de la nuit étendant son ombre cruelle et cupide avide de lui voler son cœur lacéré. Elle se met à marcher dans l’allée de graviers, totalement captive de ses sentiments. Des fleurs de toutes les couleurs s’alignent le long du sentier, faisant un étonnant contraste avec l’humeur de la fille. Chaque détail du lieu se noie autour d’une pensée, la seule qu’elle arrive à sortir du puissant tourbillon d’idée qui étouffe son cœur peut à peu.
- Ce n’était pas un salaud, murmure-t-elle dans un souffle rauque. Mais il m’a abandonnée. Je suis seule.
La sentence se fond dans le silence pour finalement devenir un inaudible hurlement d’agonie sur l’avenir et le passé. Sur tout les bons moments passés ensemble. Autant d’instants gâchés, de minutes perdues, d’événements inutiles. Elle s’est faite larguer. Et plus aucun moyen de revenir ensembles ! La première désillusion de la vie est toujours la plus ravageuse. Elle s’arrête et appuie son front contre la stèle froide. Comment avait-elle pu tomber dans un piège pareil ? Aimer est peut-être le plus grand bonheur existant mais c’est aussi le plus grand malheur du monde. L’amour est la chose la plus instable et la plus dangereuse existante. Une improbable alchimie de sentiments, de goûts et de pulsions. Une douce potion puis un poison mortel. Et elle se meurt, les veines saturées d’amour, d’amour incompris, d’amour douloureux, d’amour rejeté. Une main tremblante sort un papier froissé de sa poche. Elle le déplie, et déchiffre pour la énième fois l’écriture alambiquée et tremblante. L’encre a coulé à force de larmes versées sur la feuille chiffonnée.
Ma chérie.
Je te quitte. Je te quitte pour ne plus te revoir avant longtemps. Tu ne me verras plus jamais d’ailleurs. Pourtant je t’aime. N’en doute jamais. Pas une seule seconde, pas un seul instant. Je t’aime plus que ma propre vie et ne pas connaître de mots plus forts est pour moi un immense chagrin. Depuis le jour où je t’ai vu et même après la mort, je t’aimerais.
Mais malheureusement, la réalité n’est jamais simple. Je dois partir. Je n’ai plus ma place dans ta vie, tu l’auras certainement remarqué. Oui, je me drogue. Non, je ne vis plus réellement. Je ne suis plus qu’une pauvre ombre vouée à disparaître. Je pars de ta vie car j’y ferais écran. Je t’empêcherai d’avancer, de vivre, je serai un poids mort plus que vivant. Donc je pars et c’est définitif.
La seconde raison, plus égoïste et moins avouable, est que je vais retrouver quelqu’un qui me manque trop pour que je puisses continuer à vivre sans elle. Tu sais qui elle est. Je me drogue pour elle. Pour oublier. Mes propres erreurs. Ainsi je te laisse poursuivre ta vie sans obstacles, et je termine la mienne sans autre regret que de te laisser derrière moi.
Je t’aime. N’en doute jamais.
Elle avait trouvé ce billet dans un bouquet de roses blanches sur le perron de sa porte, en rentrant de la boîte de nuit avec ses copines. Il y avait de cela quatre jours. Quatre jours de doutes et de larmes. Dans son dos, elle entend la dame arriver.
- J’étais sûre de te trouver là, dit-elle d’une voix douce. Tu sais bien que tu n’as pas le droit de venir ici. Le psychologue te l’a formellement interdit.
- Je me fiche du psychologue, réplique la jeune délaissée d’une voix plus froide que la mort sans bouger d’un pouce.
- Tu ne devrais pas. Allez viens, continue-t-elle en lui tendant la main pour l’aider à se lever.
Le temps s’arrête pendant une seconde éternelle, reprend lentement son rythme pesant. Le nuage se dissipe dans le ciel, la lune éclaire la pierre sur laquelle la fille appuie sa tête, les mots gravés dans le marbre blanc de la stèle se révèlent sombrement à la lumière.
Bruno Farant
1965-2007
A ma fille, la seule que j’aime.
Un larme s’échappe de son œil, file vers la pierre froide et claque comme le coup de feu que l’homme s’est tiré dans la tête. Une main blafarde s’ouvre, les fleurs tombent à côté de la photo du défunt et de sa femme qu’il est partit rejoindre dans la mort, malade d’amour, ravagé de passion. Laissant derrière lui une dernière attache. Un dernier amour. Sa fille.
- Reviens papa, sanglote celle-ci en se prenant la tête entre les mains.
La dame la prend doucement par les épaules et l’entraîne vers l’orphelinat, sa nouvelle maison. Haut dans les cieux, un nuage se dissipe, une brise le traverse, vole jusqu’à une oreille, porteuse d’un murmure immortel, inexistant mais pourtant bien là. Une bourrasque de pur bonheur. Un souffle de vie.
« N’en doute jamais »